– Maudit Bonheur

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L’HEURE EST GRAVE. IL FAUT À TOUT PRIX LUTTER CONTRE LE BONHEUR. SI UNE PERSONNE DANS VOTRE ENTOURAGE SEMBLE AIMER LA VIE, DE GRÂCE, NE L’ABANDONNEZ PAS.

    Vous vous êtes levé du bon pied ce matin?   Vous avez sifflé en vous rendant au boulot, vous avez salué votre voisin, vous vous sentez plutôt heureux?  Eh bien, cessez tout de suite de sourire, c'est mauvais pour votre santé.

    En effet, selon Richard Bentall, professeur de psychologie à l'Université de Liverpool, en Angleterre, le bonheur est suspect.   Dans un texte qu'il a fait paraître dans le Journal of Medical Ethics, ce scientifique tout ce qu'il y a de plus sérieux propose qu'on inclue le bonheur dans la liste des maladies mentales reconnues par l'Association américaine des psychiatres.   Selon lui, le bonheur cause des anomalies cognifives que l'on retrouve habituellement chez les patients souffrant d'un mal fonctionnement du système nerveux central.  Il peut être aussi néfaste que la dépression et la schizophrénie.

    Les gens heureux, a-t-il noté au fil de ses recherches, sont dans un état généralement positif, sourient plus que la moyenne et ont de fréquents contacts interpersonnels.  Pis:  ils ont tendance à vouloir imposer leur condition à leurs proches.  Ils ne se contentent pas de glousser tout seul dans leur coin; il faut qu'ils entraînent toute leur famille avec eux!

    Cela dit, il n'y a pas lieu de paniquer.   Même si la maladie est extrêmement rare.  De plus, la maladie ne dure jamais longtemps.  Les gens heureux finissent toujours par recouvrer la santé.  Ils se croient tellement au-dessus de tout qu'ils prennent des risques inconsidérés et finissent par se casser la gueule.  Ils conduisent trop vite, agissent de façon trop impulsive, font confiance aux étrangers qu'ils croisent dans la rue... et paf! un jour, ils finissent par faire une gaffe et par devenir malheureux.

    Richard Bentall n'est pas le seul scientifique à s'intéresser aux conséquences néfastes du bonheur.  Fred Goldner, sociologue du Queens College, a lui aussi étudié ce sujet.  Et il est arrivé à la conclusion que le bonheur cause la "pronia".

    Qu'est-ce que la pronia?  C'est le contraire de la paranoïa.  Alors que les paranoïaques croient que les gens complotent dans leur dos, les proniaques, eux, sont convaincus que les gens les trouvent admirables.  Ils se sentent tellement bien dans leur peau qu'ils n'acceptent aucun feed-back négatif.  Ils ne font pas la différence entre la politesse et l'amitié, et ils s'attachent à la moindre personne qui leur adresse un sourire.  Bref, les proniaques sont cons comme la lune.  Ils se croient irremplaçables, adorables, géniaux.

    À première vue, les recherches de Bentall et de Goldner paraissent absurdes.  Mais, lorsqu'on y pense, elles ne sont pas si bêtes.  En cette fin de siècle, le ciel se couvre, et les gens heureux sont de plus en plus traités comme des parias.  Dans les magazines, les mannequins font la gueule et ont l'air en mauvaise santé; au cinéma, les couples s'entre-déchirent; à la télé, les gens s'envoient promener et se crient des insultes... Dans le film The Truman Show , le héros, affable et souriant, se révèle être un simple d'esprit manipulé par un mégalomane.  Le sourire est devenu un signe de naïveté, pour ne pas dire de stupidité.

    Si ça continue comme ça, on va bientôt former des groupes de soutien pour les parents des personnes heureuses.  On les réunira dans une salle et on leur dira:  "Vous avez une personne heureuse dans votre famille.  C'est épouvantable.  Vous devez vivre un véritable enfer et craindre de succomber vous aussi à la maladie.  Mais nous avons une bonne nouvelle pour vous:  vous n'êtes pas seuls à souffrir.  Grâce à notre aide, vous pourrez vous en sortir.  Répétez après nous:  "La vie est terne, le monde est laid, l'environnement s'en va chez le diable, l'économie périclite, les jeunes sont violents et illettrés..." Vous verrez, dans deux semaines, vous serez enfin comme tout le monde:  fatigués, cernés, déprimés."

    Lecteurs, lectrices, l'heure est grave.   Il faut à tout prix lutter contre ce mal sournois.  Si une personne dans votre entourage sourit trop souvent et semble aimer la vie, de grâce, ne l'abandonnez pas.   Tendez-lui la main et essayez de lui gâcher son après-midi.  Un jour elle vous le rendra, j'en suis sûr.


J’ai trouvé ce document, écrit par RICHARD MARTINEAU/rédacteur en chef de Voir, dans la revue Actualité du 1er décembre 1998